Ilumina oculos menos, nequando obdormiam in morte : nequando dicat inimicus meus : Praevalui adversus enum.







mardi 22 février 2011

Mon Cher Tugan,

J'arrive au bout.
Il est temps pour moi de jeûner. Il est temps pour moi de respirer. Il est temps pour moi d'expirer.

Tu le sais, ça fait cinq mois que je me tape Dukan. Ce type est un génie : il arrive à te faire croire que tu vas maigrir très vite en bouffant autant de viande que tu veux ; et le plus fort c'est qu'il a raison : tu ne manges plus que ça, et tu ne les manges pas toutes (porc, canard et agneau te sont interdits), et tu maigris. Il est d'autant plus génial que tout son système repose sur une effficacité d'une absurdité monstrueuse : protéines animales matin midi et soir. Son d'avoine, tous les jours. Légumes verts, un jour sur deux. Jusqu'à obtention du poids escompté. Dukan, c'est le stakhanovisme de l'amaigrissement. Tu es carencé de partout, tu ne penses plus qu'à ça, tu alimentes tes névroses, tu ne vis que pour le chiffre magique à atteindre, et après tu dois consolider : tu réintroduis progressivement fruits, céréales, légumineuses, laitages non allégés...
J'ai perdu vingt-six kilos en quatorze semaines. Et puis j'en ai repris huit en quinze jours. Je viens d'en reperdre huit en sept jours.
Je ne veux plus consolider, je ne veux plus grossir, je ne veux plus repenser à tout cela, je ne veux plus faire de régime, je sais bien qu'ils ont raison tous ces toubibs avec leurs schémas (120g de viande, 200g légumes, 100g féculents, 1 fruit, 1 yaourt, 1 cuillère soupe d'huile) mais qu'est-ce que tu veux bordel comment arriverai-je un jour à me faire comprendre bien sûr qu'ils ont raison mais moi devant une assiette pareille je m'emmerde et pars me gaver de cochonnailles, je veux me débarrasser de toute cette merde qui me rend fou.
Qui suis-je ? Il est inutile de se poser la question si l'on n'a jamais été confronté aux fluctuations permanentes de son poids.
Je suis un être qui chute. Voilà ce que je me suis dit ce matin, après mes deux cuillères à soupe de son d'avoine dans mes trois de fromage blanc à 0%. Je n'ai pas mangé mes rituelles tranches de jambon de poulet fumé de marque Carrefour (1,92euros les 180g) à midi. Je ne suis plus un gros lard, et je sais que si je remange je redeviendrai ce gros lard qui m'a dégoûté ma vie durant. Ce soir, la tête haute et les jambes frêles, je suis allé me doucher. Et me coucher. J'ai dit non à Natacha inquiète. Attendre la fin. Avec un petit Stilnox tout de même, je suis pas très courageux.
La vérité c'est que je n'ai plus faim. A force d'être affamé je n'ai plus goût à rien. Tout plaisir potentiel m'a été rendu coupable. Même respirer. Y a pas de glucide dans l'air au moins ?
Ne plus rien manger est très simple : il n'y a plus à penser, plus rien à mesurer, cuisiner, acheter, nettoyer. Je finis seul et entier.
Ce n'est pas si terrible : on se mange soi-même, et quand il n'y a plus rien on s'éteint tendrement (dans le froid de préférence, pour entrer doucement dans le coma).
Il n'y a plus qu'à attendre, il n'y a plus qu'à s'attendre.
Je suis sûr d'être au rendez-vous.

Lettre de Dominic Fabrovitch à Tugan Ciolineski, in Dernières Lettres avant l'Incinération

11 commentaires:

Marcoroz a dit…

Dernières Lettres avant l'Incinération ? Ciel ! (si je puis dire) Mais il ne se fera pas incinérer vivant, quand même ?

Pascal Labeuche a dit…

L'édition est posthume, le titre a été trouvé par un éditeur vénal (pléonasme).
Ils savaient pas qu'ils seraient publiés un jour, ces cons-là !

Georges de La Fuly a dit…

Beuche, merci, j'ai beaucoup ri, à l'idée des glucides dans l'air. Saloperie d'air !

J'ai fait un régime très proche de celui-là, il y a trente ans. Ça ne me servait à rien, mais je voulais le faire pour éprouver cette puissance sur mon corps. J'ai arrêté quand je me suis mis à puer l'acétone.

Continuez comme ça, je me permets de penser que vous êtes dans la bonne voie.

Pascal Labeuche a dit…

Vous m'effrayez, avec votre « bonne voie »...

Marcoroz a dit…

Oui, la "bonne voie", ça rappelle le fou chinois qui se prépare à décapiter Tintin (et Milou !) au sabre en citant Lao Tseu.

Pascal Labeuche a dit…

« Ça ne me servait à rien, mais je voulais le faire pour éprouver cette puissance sur mon corps. »
SUR ou DE ?
Parce que c'est sournoisement grisant, ces affaires-là...

Sophie K. a dit…

Sournoisement grisant est votre texte, Beuche. :0)
(Marcoroz, fichtre, on a décidément bien des références similaires, hahaha !)

a dit…

J'apprécie ce billet.

Georges de La Fuly a dit…

C'est le carême, ici ?

Pascal Labeuche a dit…

Si ça pouvait... Surtout le jour de la Saint Joseph où, comme vous le savez, la parole doit être la plus limitée possible...

Georges de La Fuly a dit…

Et à la Saint Emile, on se lâche ?