Ilumina oculos menos, nequando obdormiam in morte : nequando dicat inimicus meus : Praevalui adversus enum.







samedi 23 avril 2016

En guise de court hommage à Kertész

Une des choses qui donne le plus de force à Être sans destin, outre ce que j'ai déjà pu en dire et que je ne manquerai peut-être pas de répéter, qui en fait la singularité et la valeur, c'est le refus absolu de l'auteur de se considérer comme victime. On ne lui enlèvera pas les camps de sa mémoire, ni de son absence de destin, c'est-à-dire de sa liberté. Son expérience dans les camps est absurde ? Oui. Aucun sens à cela. Il aurait pu tenter de s'échapper. Cela eût été aussi absurde. Il ne l'a pas fait. Il est responsable, parce que libre. Libre d'avoir goûté ce qu'il considère, dans les camps, comme du bonheur. Bien naturellement (comme il se plait à répéter inlassablement pour ce qui scandalise la morale et le bon sens) la vie dans les camps n'est pas le bonheur. Mais il a pu, à certains moments, par certaines perceptions, soulagements, habitudes, révélations, et par le fait d'avancer pleinement dans ce non-sens "pas à pas" (c'est-à-dire dans le temps, soit le contraire de l'enfer où l'absence de progression du et dans le temps annihile toute possibilité d'ennui, soit de contemplation du temps), ressentir du bonheur - tant la souffrance et la peur portées à son extrême font prendre conscience que la seule conscience, justement, d'être en vie, est formidable.
"De toute manière, tout sera certainement comme elle [sa mère, NDA] l'a prévu, ; il n'y a aucune absurdité qu'on ne puisse vivre tout naturellement, et sur ma route, je le sais déjà, me guette, comme un piège incontournable, le bonheur. Puisque là-bas aussi, parmi les cheminées, dans les intervalles de la souffrance, il y avait quelque chose qui ressemblait au bonheur. Tout le monde me pose des questions à propos des vicissitudes, des "horreurs" : pourtant en ce qui me concerne, c'est peut-être ce sentiment-là qui restera le plus mémorable."



"Alors je me l'imaginerais comme un endroit où on ne peut pas s'ennuyer."
A un journaliste qui l'aborde lors de son retour des camps, Kertész lui donne cette définition de l'enfer, enfer auquel il refuse d'accoler son expérience. "Les camps je connais, l'enfer je n'y suis jamais allé." L'enfer par nature est pire que les camps ; dans les camps au moins on peut s'ennuyer, parfois.
Loin de moi l'idée de reprendre à mon compte une des phrases les plus sottes de la Création ("En somme, ce que le fascisme historique avait échoué à réaliser, le nouveau pouvoir conjugué du marché et des médias l’opère en douceur (dans la servitude volontaire) : un véritable « génocide culturel », où le peuple disparaît dans une masse indifférenciée de consommateurs soumis et aliénés", Pasolini) et de voir en une croisière all inclusive un ersatz des camps de la mort, mais un rapprochement avec l'industrie des loisirs et du tourisme me semblel assez pertinent, puisque pour elle ce qui est primordial (et ce qui la fait exister et prospérer) est que le client ne doit pas s'ennuyer. Certes nous n'en sommes pas encore à l'impossibilité de l'ennui, mais ...
L'ennui, c'est la liberté. Ce que Kertész nomme l'inexistence de destin, "nous-mêmes sommes le destin".



Je ne comprends pas le silence qui entoure, concernant la "littérature des camps", et d'ailleurs la littérature tout court, Être sans destin, d'Imre Kertész.
Plus qu'une réflexion sur cette horreur, il s'agit là d'une reconstitution, d'une reconstitution qui se veut la plus précise possible (des regrets sont exprimés par Kertész sur le fait que seul le premier jour à Auschwitz reste aussi clair dans sa mémoire), une reconstitution bouleversante en ce sens que celui qui l'effectue n'est, finalement, jamais vraiment sorti de ces camps (Auschwitz d'abord où, s'étonne-t-il, il ne sera resté que trois jours, Buchenwald à deux reprises, Zeitz) et que la voix qui nous parle est celle d'un enfant de seize ans.
Pas de jugement, une perpétuelle stupéfaction devant l'absurdité, la souffrance, la grâce. L'horreur tellement forte que l'être agonisant n'est plus que perception et la conscience de la mort approchant conscience stupéfaite de l'envie de vivre, encore. Un morceau de céleri dans l'eau chaude est une fête, les puces qui dévorent les chairs mortes d'une plaie grande comme la main sur la hanche un spectacle de compassion avec ces êtres qui finalement font partie de lui, la promiscuité sur les couchettes avec ses compagnons d'infortune source de chaleur et le voyage dans les trains est la nature de toute son expérience dans les camps, mais jusqu'à quelle gare ? Plus le corps décline et souffre plus la langue se fait souple, l'être n'est plus qu'un fardeau que l'on porte, pousse, monte, achemine, traîne et qui finirait presque, par la beauté du style et l'horreur de la douleur, par glisser sur cette abomination.
Un chefaillon, voyant que Kertész fait tomber un sac de ciment, le tabasse et lui promet que plus jamais il ne fera tomber de sac : il le surveille personnellement à chaque manoeuvre. Et Kertész de constater que le chefaillon avait raison : il n'a plus fait tomber de sac de ciment.
Voilà toute l'horreur.
Lisez Kertész.

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