Le gardien de la morgue dans Eyes Wide Shut s'appelle Bruno, je le sais, je l'ai vu, nous nous sommes parlé.
Lundi matin à sept heures et vingt minutes il est entré dans la chambre 505 de la clinique Sarrus-Teinturiers et m'a dit :
- Bonjour Monsieur quel est votre nom s'il vous plait ?
- Labeuche.
- L-A-... ?
- B-E-U-C-H-E !
- Parfait ! Enchanté Monsieur Labeuche moi c'est Bruno le brancardier je vais vous amener au bloc opératoire.
Bruno a été un chauffeur de brancard d'une dextérité tout à fait
remarquable, me faisant glisser sous les néons tandis qu'une odeur
réconfortante de café et de croissants caressait mes narines encore
vierges et négociant les virages avec souplesse fluidité et discrétion.
J'arrivai alors dans une sorte d'antichambre du bloc opératoire où
d'autres corps dans une attente résignée m'accueillirent malgré eux. La
patience et la fatalité n'étant pas mes domaines de prédilection je
commençai à m'agacer et à flipper grave.
La veille au soir
pourtant cela n'allait pas si mal, puisque je me surpris même à
ressentir le besoin d'écrire sur mon petit carnet ceci :
"J'ai un peu peur, mais moins que je ne le redoutais (la peur d'avoir peur est sans doute la plus grande des peurs).
Etonnamment je ne me sens pas mal dans cette chambre froide et
surchauffée, dans l'attente d'une douleur et d'une menace d'étouffement,
seul.
Je regarde le ciel gris qui découpe l'angle supérieur gauche d'un immeuble par la fenêtre.
Je sais que j'aime et que je suis aimé."
Bref j'attendais sereinement ma potence et remplissais mon attente
(outre de mes contemplations) de la lecture des premières pages de
L'Ultime auberge, d'Imre Kertész, qui tout en contrastant brutalement
avec ma placidité flattèrent mon humeur en lui injectant du fiel (c'est
ce que je nommerais l'antidote Cioran) :
"Nuit, nuit noire de
désespoir. J'essaie de lire Le Rouge et le Noir. (...) J'ai refermé le
livre, irrité. J'entends la respiration de ma femme : elle dort. Ses
terribles souffrances. La route qui mène vers le noir, et que nous
devons parcourir. Je souhaite sincèrement disparaître. Je ne sais pas
pourquoi il m'a fallu égrener cette longue vie, alors que j'aurais pu
être tué à temps, alors que je ne connaissais pas encore l'ambition et
la vanité de la lutte. Rien n'a servi à rien ; je n'ai jamais su créer ;
la seule et unique réussite de ma vie a été de mesurer à quel point ma
vie m'est étrangère. J'étais un mort de mon vivant. A présent que
l'existence durant laquelle je me suis leurré avec une apparence de
création a pris fin, je n'ai vraiment plus aucune raison de vivre. Je
dois attendre de savoir ce qu'il adviendra de M., je dois rester à ses
côtés tant qu'elle aura besoin de moi, la soigner tant que je le
pourrai, et ensuite ne plus tarder ... pas besoin d'acheter un revolver
ni de se procurer de la morphine. On peut aussi sauter par la fenêtre.
C'est moins cher."
Au bloc opératoire m'attendaient une
infirmière et l'anesthésiste, un homme adorable qui aime à m'appeler
"jeune homme" et à qui je répondrai invariablement "plus si jeune que
ça". J'ai eu très peur que mon corps fasse barrage au produit
anesthésiant mais n'ai jamais douté de mon réveil. Etrange.
L'anesthésiste m'a planté le cathéter, injecté le produit, m'a dit le
bras va piquer j'ai dit non j'ai entendu sisisi ça pique je vais
chercher le et j'ai ouvert les yeux dans l'antichambre ni de la mort ni
de la vie mais de la salle d'opération, lourd vaseux et étouffant.
Bruno ? Pas Bruno ? Je ne le sais me voilà dans la chambre le regard
plein d'amour et de bienveillance de ma fiancée, et sa main surtout, sa
main, la pulpe de son pouce qui caresse le muscle interosseux dorsal de
ma main droite, je n'aimerais être que cela, j'aimerais être tout cela,
le contact de la pulpe du pouce gauche de Carine avec le muscle
interosseux dorsal de ma main droite.
Je ne souffre pas, mais je
ressens chaque vibration dans l'air comme une gifle et chaque murmure
comme un hurlement. J'étouffe. L'infirmière passe j'ai envie de pisser
elle me propose le pistolet je refuse je veux pisser debout j'étouffe je
lui dis je veux bien attendre pour les toilettes mais je ne peux plus
attendre pour le nez faites quelque chose j'étouffe. Avec toute la bonté
du monde (quand il sait être bon) elle me répond que ça n'est pas
possible, que je vais garder les mèches plusieurs jours qu'elles vont se
désagréger toutes seules oui mais quand que je demande dans quelques
jours qu'elle me répond oh non non non vraiment c'est pas possible je
suis désolé mais non c'est pas possible je vais m'étouffer non vous
allez respirer par la bouche le corps de lui-même réagit la bouche
s'ouvre oui mais non là c'est pire qu'un rhume je peux pas.
Le pire
c'est que je n'ai aucune force, pas même celle de gueuler, alors je
râle, je râle, d'autant plus que les paupières sont lourdes et ma vessie
pleine, je sonne, elle revient et m'envoie une aide-soignante charmante
elle aussi (comment peut-on être aussi altruiste, compatissant, bon ?
moi je ne le suis pas alors je me pèse, penser au bien-être des autres
doit alléger de soi, soi dont je ne suis pas convaincu qu'il soit
haïssable mais dont on ne peut se débarrasser, alors que des autres,
n'est-ce pas ...) qui dit non vraiment monsieur vous avez eu beaucoup de
mal à vous réveiller ce n'est pas prudent vous risquez un malaise vagal
je dis si ça va aller il le faut elle dit : Bon. Doucement. On s'assoit
sur le lit, on pose les pieds par terre .. ça va ? pas de papillons
devant les yeux ? allez on se lève doucement s'il y a un problème vous
sonnez surtout hein !
Mais alléger ma vessie n'a pas vidé mes
naseaux. Le brouillard, la brume, les vapeurs, mon corps est devenu
aqueux et l'air était rocher. A la télévision un berger du Couserans me
narguait avec ses brebis. Salopard. J'ai éteint la télévision.
Je suis chez moi.
Le lantana s'épanouit, les pensées sont plus bleues que jamais, le jasmin jaillit de tous côtés.
Je ne sais où me mettre, comment me mettre, j'aimerais faire sortir
jusqu'à mon cerveau de mes narines, heureusement je n'ai pas mal.
J'attends.
Rien ne me menace.
samedi 23 avril 2016
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