Ilumina oculos menos, nequando obdormiam in morte : nequando dicat inimicus meus : Praevalui adversus enum.







mardi 6 septembre 2011

« La révolution comme fête » - avant Muray

Paris, le 18 février 1969

Mon cher Guerne,

Si le regret de Paris vous visite de temps en temps, il est facile de l'écarter : vous n'avez qu'à vous représenter ce qui se passe dans ce qui fut votre quartier. On y voit à n'importe quelle heure du jour et de la nuit surtout, des groupes de cinq, de six, de sept - jeunes gens tous, aux longs cheveux bien entendu, et qui ont l'air haineux ou las ou avachi. On ne sait pas d'où ils viennent ni où ils vont. Il arrive que dans l'un de ces groupes une querelle éclate, qui souvent dégénère en bagarre. Et alors on assiste au plus lamentable des spectacles : on se précipite sur un « camarade », on l'appelle « vendu », « salaud », « traître », on le fout par terre, on lui donne force coups de pied, et puis on déguerpit. J'ai été témoin de plusieurs de ces exploits héroïques. On m'assure qu'ils sont très fréquents, et que nul passant n'intervient jamais, tant on redoute ces messieurs. La lâcheté est universelle et compréhensible. Il paraît qu'en Amérique c'est bien pire. J'ai lu, l'été dernier, les déclarations d'un riche Yankee, qui disait qu'il passait toutes ses vacances à Léningrad parce qu'il pouvait s'y promener la nuit sans risquer sa vie. Il est à peu près certain que l'atmosphère des pays opulents, civilisés, « libres », finira par devenir irrespirable. On ne circulera plus à Paris, dans dix ans, qu'avec une escorte. Quand les ouvriers, à la faveur de l'automation, ne travailleront plus que quelques heures par semaine, ils réagiront comme les étudiants et ils voudront eux aussi foutre tout en l'air par ennui, par exaspération, par ce vide terrifiant, fruit de l'oisiveté. La vie n'est supportable que pour les esclaves, pour ceux qui, comme vous, ont traduit 70 volumes ! Pour un jeune qui n'a rien fait et qui ne sait rien faire, elle est un cauchemar. La révolution comme fête,- telle fut la grande trouvaille de l'an dernier - la révolution comme orgie permanente ! J'incline à penser que tous ces jeunes sont des épuisés sexuels : blasés sur le plaisir, dont pourtant ils font le principe de leur action, ils en veulent à une société qui leur aura dispensé trop de loisirs. C'est la haine contre le bienfaiteur, le ressentiment de la femme entretenue contre son jules. Tout cela est vraiment trop bête !

Amitiés,

E.M. Cioran

1 commentaire:

Marcoroz a dit…

La haine contre le bienfaiteur, absolument. Et ce n'est pas fini.