Ilumina oculos menos, nequando obdormiam in morte : nequando dicat inimicus meus : Praevalui adversus enum.







lundi 20 décembre 2010

Par-deçà la pomme

Mon Cher Ami,

C'est dans un état de désespoir absolu que je t'envoie celle qui va peut-être se révéler être ma dernière lettre.
Toute ma vie, j'ai souhaité être reconnu. Je pensais que la meilleure manière pour cela, la voie royale, c'était devenir écrivain. A 18 ans, je me suis dit : tu seras un génie ou tu te tueras.
Je suis une merde et hélas encore en vie.
Pire qu'un raté, je suis de la race des manqués. Il m'a manqué une chose : la vie. La vie, tout autour de moi, jamais ne m'a pénétré. Je l'ai regardée droit dans les yeux, cette salope qui s'offre au premier venu et ne me montre que son cul, et je l'ai maudite : voilà où j'en suis.
La vie n'a pas voulu de moi, alors j'ai composé avec l'abondance, et l'obscénité de mon corps : la place que je ne prendrai pas dans le coeur des gens, dans le cerveau des élites, dans l'histoire des Lettres, dans la chatte des femmes, je la prendrai tout autour de moi, je serai entouré d'un halo de graisse.
25 kilos, j'ai pris, depuis que tu m'as vu. Mes jours d'optimisme, je me dis que je vais maigrir. Je me vois déjà me purifier, soupe aux choux, acérola, jus d'aloé-véra, et même une cure de jeûne. Je lis alors la Baghavad-Ghita. Je me prends pour Shiva. Je m'y lance. Et puis je me rends vite compte que tout ça est trop long. Trop long, trop de temps à subir, alors que ce soir je vais pouvoir m'empiffrer de viandes grasses, de sauces dithyrambiques, de charcuteries et de fromages ! Et les frites ! Et le pinard, la bière, le whisky !
Ah ! Quand j'oserai ajouter à tout cela du Stilnox, mâtiné de quelques gouttes de Laroxyl ! Parce que je suis maître du monde, quand je prends du Stilnox ! Oh oui ! Enfin, de mon studio. Mais alors là, je domine tous les éléments. Tout coule. Rien n'a jamais existé, je suis lavé de toutes mes turpitudes, je recouvre ma virginité. Et je cherche Eve, dans les plis de ma couette.
Elle m'attend, peut-être. Lorsque je ne la chercherai plus, je la trouverai. Lorsque, étouffé dans mon jus, asphixié dans mon gras et mon vomi, anesthésié par l'alcool, béatifié par les psychotropes, je glisserai sur la terre, faisant un grand bras d'honneur à la pesanteur, je la trouverai, Eve, et mon dernier souffle sera pour elle.

Lettre de Dominique Fabrovitch à Tugan Ciolineski, in Ciolineski, Correspondance de Prison

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Bordel de merde, triple bordel de merde !

(pardonnez ma grossièreté. ce texte m'a mis en émotion, en transe ! putain ! je me demande pourquoi y a des livres avec des tonnes de pages ! quand il faudrait juste quelques longues lettres de maximum 30 pages où on vide sa tripe comme ici ! toute la vie et la non vie avec, le bon sang et mauvais sang !)

je suis, et c'est étrange, émerveillé par ce texte dur, glauque et amoureux !

Merci à vous, merci pour ce partage, peut-on en savoir plus sur cet auteur ?

bien cordialement.

(je me l'imprime et le garde dans ma bibliothèque)

Pascal Labeuche a dit…

Vous êtes vraiment très aimable, Réda.
Cet auteur ne vit que quelques soirs dans l'année, les nuits de pleine lune, du côté de Toulouse.

Anonyme a dit…

Et bien tout simplement "chapeau".

La pleine lune, c'est vrai on y est, elle agit drôlement fort sur vous.

Je vous salue.

Anonyme a dit…

C'est de vous ?
Qui vous a autorisé à dresser mon portrait ?

Pascal Labeuche a dit…

C'est Georges (après tout ce qu'il vous doit, rayon inspiration !).

Marcoroz a dit…

J'aime. Je viens de passer encore un bon moment. Merci pour ce nouveau petit morceau inspiré.

Brigitte a dit…

Aaaaaaaah, mais que c'est drôle, terrible, et terriblement bien écrit !

Sophie K. a dit…

Ah oui. Pareil.
Cruel Beuche.