
J'ai lu Les Décombres, de Rebatet, de même que sa suite (Mémoires d'un Fasciste, tome II).
C'est un document historique formidable, dans tous les sens du terme, d'une franchise et d'une horreur sans faille. J'ai la faiblesse et l'obsession de considérer que tout ce que l'on peut vivre aujourd'hui (du point de vue de la « vie de l’esprit », du Café du Commerce aux Essais les plus aboutis, je ne parle pas des évènements et faits politiques en eux-mêmes, évidemment) n'est qu'une forme de répétition déformée, une sorte d'ersatz affaibli autant qu'hystérisé, de ce qui s'est passé en Europe de l'avènement du nazisme à 1947 (pour faire vite). Une impasse. Tout ce qui a suivi cette période n'est que tentative impossible d'expiation et rancunes intangibles.
En ce sens, la lecture de Rebatet me semble indispensable.
Comment peut-on être fasciste ? C'est devenu, littéralement, impossible à concevoir, aujourd'hui. Le fait même de se poser la question nous rend suspects de désirer le devenir. La compréhension est interdite : elle ne peut, dans une société expiatoire, qu'être assimilée à un désir d'adhésion à l'objet en question.
Pourtant, de quelle lumière terrible et insupportable la lecture de Rebatet nous éclaire-t-elle sur notre propre contemporanéité ! Essayons donc de faire fi de nos exécrations et lisons par exemple cela en face :
Une dizaine de jours plus tard, je rentrais d'un court voyage, qui avait suffi pour que je retrouvasse un Paris métamorphosé, encanaillé et morne à souhait. Une faune d'émeute, montée d'on ne savait où, tenait le pavé. Des voyous patibulaires, doublés de petites femelles pires encore, rançonnaient jusque sur les boulevards les passants au profit des joyeux grévistes installés dans les banlieues « sur le tas ». Pas d'autobus, pas de métro. Les mobiles montaient la garde devant les restaurants et les cafés fermés. Les trottoirs se couvraient d'immondices. Les revendications de quatre balayeurs suffisaient pour arrêter une usine de mille ouvriers. Cela commençait très bien, par un de ces accès de paralysie qui sont le plus magnifique symptôme d'une infection marxiste.
Jules Renard, dont j'aime à croire qu'il n'eût jamais été un socialiste à la mode du Front Populaire, disait trente ans plus tôt aux Buttes-Chaumont : « Oui, le peuple. Mais il ne faudrait pas voir sa gueule. » Les dieux savent si on la voyait ! Ça défilait à tout bout de champ, pendant des dimanches entiers, sur le tracé rituel de la République à la Nation. Il y avait les gueules de la haine crapuleuse et crasseuse, surtout chez les garces en cheveux. Il y a avait encore à profusion le prolétaire bien nourri, rouge, frais et dodu dans une chemisette de soie, un pantalon de flanelle, d'étincelants souliers jaunes, qui célébrait avec une vanité rigolarde l'ère des vacances à la plage, de la bagnole neuve, de la salle à manger en noyer Lévitan, de la langouste, du gigot et du triple apéritif. Le peuple, dans ces revues, était entrelardé de cohortes maçonniques, arborant d'incroyables barbes toulousaines, et des bannières, des ceintures, des scapulaires bleus et roses de congrégationnistes sur des ventres de tartarins ; ou encore d'escouades d'intellectuels, les penseurs de mai 36, dont l'aspect me mettait un voile rouge devant les yeux, les vieux pions de la Sorbonne , les suppôts à lorgnons et barbiches de toute la suffisance primaire, bras dessus bras dessous avec tel homme qui avait eu du talent et qu'on reconnaissait avec un étrange dégoût dans ces chienlits. N'y manquait jamais, avec sa figure dévorée de tics, le sieur André Malraux, espèce de Sous-Barrès bolchéviste, rigoureusement illisible, et qui soulevait pourtant l'admiration à Saint-Germain-des-Prés, même chez les jeunes gogos de droite, grâce à un certain éréthisme du vocabulaire et une façon hermétique de raconter des faits divers chinois effilochés dans un bouillon d'adjectifs.
Remplacez Lévithan par Ikéa, mai 36 par mai 68, Malraux par Attali, Barrès par BHL et marxiste par gauchiste, et vous avez là peu ou prou (force talent en moins) non pas un article de "Je Suis Partout" mais le credo de bien de blogueurs autoproclamés « réacs », ce qui ne veut évidemment pas dire (et là est la complexité du réel) que cette "sphère" soit nécessairement composée de fascistes.
Inconséquence ? Incohérences ?
Ce que nous apprend Rebatet sans forcément le dire, c'est qu'on ne peut pas être fasciste, c'est-à-dire révolutionnaire nationaliste (au contraire des communistes qui étaient des révolutionnaires internationalistes), ET réactionnaire, c'est-à-dire, justement, contre-révolutionnaire. Si Je Suis Partout (dont les principaux rédacteurs ont débuté leur carrière sous l'égide de Maurras) a existé, c'est par opposition radicale à L'Action Française.
Lire Rebatet et les polémistes de cette époque, c'est indispensable pour mieux comprendre les absurdités, malhonnêtetés et incompréhensions de notre propre époque.
Il n'est pas question de réhabilitation, il est question d'être un peu moins con.
Après, se pose tout de même une question : tout cela suffit-il à faire de Rebatet un grand écrivain ? Je n'ai pas lu Les Deux Etendards, mais, sur ce que j'ai pu lire, je ne le crois pas.
Sans vouloir ni pouvoir répondre à la question "Qu'est-ce que la littérature ?", je voudrais modestement avancer un élément de réponse :
Un grand écrivain, c'est un type que l'on peut aimer même en étant opposé et révulsé par certaines de ses positions politiques et morales.
Or, si je conçois que l'on puisse aimer Céline (et c’est mon cas), je doute que l'on puisse véritablement, en n'étant pas hitlérien, aimer Rebatet.
Tout cela, bien sûr, nous renvoie irrésistiblement à l'ouvrage dont il est question plus bas, sur la littérature d'extrême droite entre 1930 et 1947.
Et sur ce à quoi l'on assiste aujourd'hui dans la presse. Ou plutôt dans ce qu'il est convenu d'appeler la blogosphère. C'est elle qui est le devenue le principal lieu d'expression des voix d'extrême-gauche comme celles d'extrême-droite.
La grande différence, c'est que personne, aujourd'hui, ne se réclamera fasciste ou stalinien, par exemple. Est-ce dû à la mort de ces idéologies ? Jusque dans les consciences ? Que l'on nous permette d'en douter.
Quoiqu'il en soit, aujourd'hui, on est ou on fustige les bobos, les réacs, les gauchos, les sympas, les fachos. Réac n'est plus réactionnaire, facho n'est plus fasciste, sympa n'est plus sympathique, and so on.
Nous vivons sous le règne de l'abréviation. C'est ça, le lien. C'est ça, qui unit, qui unit les solitudes, car c'est bien ça, le blogage : l'assemblage des solitudes. Epoque ultra-communicatiste oblige. Nihilisme oblige. Nous sommes sans le savoir les enfants de Cioran, et des enfants indignes : nous ne savons même pas le dire.
Le règne de l'abréviation.
Les mots ne disent plus leur nom.
Renaud Camus nous avait avertis, pourtant, en 1994 : « Les mots savent à peu près ce qu'ils disent, en général. On ferait mieux de les écouter un peu, pour changer. »
Nous sommes devenus sourds.
Le mutisme ne devrait pas tarder à suivre.
8 commentaires:
Très intéressant message, cher Pascal ! Je suis plutôt d'accord avec vous sur la nécessité de lire Rebatet et sur le fait qu'il n'est pas un grand écrivain, en dépit de tout ce que nous disent les admirateurs des "Deux Etendards", dont la prose boursouflée et logorrhéique m'a toujours rebuté (on sent vraiment à chaque page le volontarisme de Rebatet : "ah, oui, ils m'ont foutu en taule, eh bien, ils vont voir ce qu'ils vont voir, moi aussi, je suis capable d'écrire un chef d'œuvre !"). Aucune comparaison possible avec Céline sur ce plan-là, c'est presque une évidence de le dire ! "Les Décombres" restent un document irremplaçable, c'est certain, mais il faut bien distinguer la réédition chez Pauvert (qui doit être celle que vous avez lue, si j'en juge par le début de votre message) dans les années soixante-dix et l'édition originale : Pauvert a convaincu Rebatet d'expurger son livre de tous les passages les plus orduriers et les plus violemment antisémites ; on n'y retrouve plus tous les appels au meurtre individuel et collectif des Juifs qui abondent dans la version originale des "Décombres"... Cela fausse tout de même le jugement que l'on peut avoir sur cette œuvre, et sur les intentions de Rebatet quand il l'a écrite (débarrasser une bonne foi pour toutes l'Europe de toute cette vermine judéo-maçonnique, comme seul l'avait compris à l'époque Hitler, qu'il ne cesse de couvrir d'éloges).
Cher Emmanuel,
Pour avoir lu ses Lettres de Prison (qui sont un précieux document sur le développement des Deux Etendards), je ne pense pas que Rebatet ait écrit ce roman par vengeance comme vous semblez le dire. Pour en finir avec ce qu'il considérait comme secondaire (soit les pamphlets et le journalisme) et pour concrétiser ce qu'il estimait être sa véritable vocation, en revanche, oui.
Après, était-il sincère ? Je n'en sais rien, et n'ai pas suffisamment lu de et sur lui (je n'irai d'ailleurs sans doute pas plus loin) pour pouvoir avoir une opinion là-dessus.
Il s'agit en effet, pour Les Décombres, de l'édition de Pauvert, expurgée, donc, des deux derniers chapitres, à ce que j'ai compris.
J'ai lu (mais je ne sais plus dans quel ouvrage) que Rebatet avait lui-même décidé de retirer plusieurs passages, son exécration des Juifs s'étant peu à peu mué en, sinon sympathie, du moins intérêt, car ... ils étaient sionistes et vivaient en Israël : voilà qu'ils avaient le sens de la patrie, maintenant !
Il faudrait que je retrouve ce texte, pour le citer précisément. N'est-ce pas d'ailleurs dans l'introduction des Décombres édités par Pauvert ? Je ne possède pas cet ouvrage, je ne puis vérifier pour l'instant. Mais je l'ai lu, ça c'est sûr.
Que cela prouve-t-il ? Que Rebatet a su faire évoluer sa pensée ? Ou bien qu'il a su faire preuve d'opportunisme ?
Je n'en sais rien.
Enfin, à tout seigneur tout honneur, merci à Georges de m'avoir (bien à son insu) inspiré ce billet :
http://george-s-fuly.blogspot.com/2010/11/la-droite-vapeur.html
Ah, et aussi, quand même :
On trouve cette phrase, dans les Mémoires d'un Fasciste, tome II :
« Jamais un écrivain ne mit pareil acharnement à brûler ses vaisseaux, à se perdre ... »
« Brûler ses vaisseaux »
Vaisseaux brûlés...
Au regard de l'extrait des Deux Etendards bien innocent (c'est le cas de le dire) posté puis supprimé sur le forum du PI, et sans en déduire le moindre rapport de cause à effet, il faut bien avouer que c'est assez savoureux, tout de même...
Bathmologique, même, pourrait-on dire...
Plus qu'à une vengeance, je pensais à une revanche à propos des "Deux étendards" : faire oublier le pamphlétaire pour faire triompher le "grantécrivain"... Pour ce qui concerne l'édition Pauvert des "Décombres", les suppressions ne portent pas seulement sur les derniers chapitres : j'ai eu l'occasion jadis de comparer les deux versions et l'on s'aperçoit que les passages supprimés sont très nombreux et portent sur l'ensemble des chapitres. La version originale est si violente que je ne pense pas qu'on aurait pu l'éditer telle quelle dans les années soixante-dix. Comme dit Isidore Ducasse dans les "Poésies" : "Toute l'eau de la mer ne suffirait pas à laver une tache de sang intellectuelle."
Sur le forum de l'In-nocence, j'aurais tendance à vous répondre en italien : "Stendiamo un velo pietoso..."
Oui, Emmanuel, concernant le voile. Bien sûr !
« Faire oublier le pamphlétaire pour faire triompher le "grantécrivain" » A la lecture de ces Letttres de Prison, ça, c'est effectivement l'impression que j'ai eue. Mais étant très loin d'en être sûr, je me garderai bien de tout jugement définitif.
Merci pour vos remarques concernant les différences entre les deux éditions, j'ignorais cela.
Ton excellent billet, et la phrase terrible "Nous vivons dans le règne de l'abréviation ", me fait penser à une remarque entendue dans l'émission "Place de la Toile" sur France-Cultures où une intervenante soulignait que Facebook nous contraignait à faire de nous une description tronquée, réductrice, et que donc cet outil n'était pas "neutre" mais nous transformait en données simplettes et , de plus, en un format voulu par le créateur de FB, reflétant sa "problématique" intime : Mark Zuckerberg est daltonien, donc le graphisme de FB est bleu. Mark Zuckerberg est timide avec les filles, d'où la fonction d'envoi d'un "poke". On peut penser aussi, que le formatage de FB est, à travers son concepteur, la traduction (ou le symptôme) des interdits, pratiques et normes de la société américaine, ou plus largement, occidentale mondiale. Quid de l'influence de la fréquentation de réseaux sociaux sur nos comportements sociaux offline ?
« Nous vivons SOUS le règne de l'abréviation. »
"Réac n'est plus réactionnaire, facho n'est plus fasciste, sympa n'est plus sympathique, and so on."
Ces mots se sont vidés de leur sens et c'est sur le mode de l'insulte qu'on utilise ces abréviations pour exprimer sa haine ou plus exactement son envie de haïr.
Nous ne connaissons pas encore les abréviations de demain... mais il y en aura, tant que le plaisir de haïr durera, l'envie de schématiser, stigmatiser l'Autre pour lui faire porter le poids de sa haine, de son ennui, de ses tracas et pour leur donner une raison d'être, un objet, une justification...
Ces noms, ces abréviations ne savent pas ce qu'ils disent et je ne peux donc les écouter ni les prendre au sérieux...
@M. Appas : FB est assez representatif de notre timidité à tous et le poke n'est pas aussi facile que ça à utiliser... :-)
Quant à donner de nous une représentation tronquée, réduite, simplette, vous y allez fort !
Je n'ai pas de représentation tronquée de M. Labeuche, je le jure ! Ni de vous ! Incomplète évidemment : il me manque l'image et le son !
Mais je parierais que j'aurais eu beaucoup plus de difficulté à le connaître autant dans la vraie vie !
Le connaitrai-je d'ailleurs jamais ? Fût-ce dans la vraie vie ?
Et puis quoi, je n'ai jamais autant écrit et échangé de ma vie et ça c'est positif.
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