Ilumina oculos menos, nequando obdormiam in morte : nequando dicat inimicus meus : Praevalui adversus enum.







samedi 23 avril 2016

15/10/2015

Pourquoi là, maintenant, pourquoi je me souviens de ça ? Je sors de chez le dentiste, le Dr Abgrall (il est professeur à l'université maintenant, je suis retourné le voir plus de vingt ans après la dernière rencontre il m'a fait une couronne, j'avais très mal à une molaire qui était alors je l'apprendrai plus tard fissurée, depuis elle a pété je m'en suis aperçu un beau soir en me brossant les dents j'en vois un tiers bouger sous la brosse c'était un film d'horreur, quel con), j'ai huit ou neuf ans, rue Saint-Michel, nous sortons de là ma mère et moi, en face il y a Big Boss, une boutique de dépôt-vente et d'objets divers et variés, on y trouve tout et n'importe quoi, c'est sombre et vaste et poussiéreux, j'aime beaucoup Big Boss, on traverse la grand-rue et on y va, on fouille on fouine on découvre, c'est un shopping rituel, Imbaprix va bientôt devenir Champion aujourd'hui c'est Carrefour Market et ça n'a plus rien à voir, Big Boss donc nous y entrons, d'abord les articles de fête, c'est coloré ça fait envie j'en mangerais, quel dommage que nous ne fassions jamais la fête, puis les confiseries, les pétards, les ustensiles de cuisine, le mobilier de jardin, les objets de décoration, se profilent alors les meubles, les meubles c'est le clou du spectacle, c'est tellement imposant qu'on hésite à aller les voir, c'est gros et si c'est gros c'est cher, forcément, et puis que faire d'aussi gros meubles dans un T2, comment les transporter sans voiture, comment les monter sans père ? Mais il y a aussi des peluches. Parmi ces peluches il y a un gorille. Je veux ce gorille. Je ne saurai jamais pourquoi j'ai tant voulu ce gorille, mais enfin je l'ai eu. Aussitôt eût-il franchi le seuil de notre appartement qu'il ne m'intéressait déjà plus, et puis je venais d'énucléer Pataud, alors à quoi bon vouloir le remplacer par ce gorille auquel je ne donnerai jamais de nom et qui finira dans quelque poubelle lorsque je quitterai le domicile maternel ... Etait-ce du à ma frustration de ne pouvoir porter un tee-shirt Waïkiki ? Les tee-shirts Waïkiki c'était l'opulence absolue, ils étaient fièrement exhibés sur toutes les devantures des boutiques de la rue Saint-Rome (alors détenues par des Juifs, aujourd'hui c'est par des Chinois), chaque morceau de chaque tee-shirt était décoré, les concepteurs avaient pensé à tout, dessins, patchworks, inscriptions, étiquettes, gadgets en tous genres, c'était formidable, cette diversité, or ma mère - je ne saurai jamais pourquoi, elle non plus - refusera toujours de m'acheter un de ces tee-shirts, un peu comme si c'était le diable, le gorille comme incarnation du diable. Bref.
En ce moment je lis le dernier ouvrage de Claude Habib, Le goût de la vie commune. C'est formidable de justesse, d'intelligence, de sagacité et de ce qui fait tant défaut à nos contemporains : de tendresse. C'est un livre qui sourit sans jamais être mièvre et qui sait être malin sans jamais ricaner. Il y est entre autres choses question de paysages et de distinctions de paysages, non pas leur nature mais par le regard et la nature du regard que l'on y porte. Premier cas de figure : on découvre un paysage par un voyage, on ne vit pas dans ce paysage, dans le meilleur des cas il nous plait, c'est la jubilation de la découverte heureuse, de la nouveauté, de l'attrait, ce paysage deviendra en nous comme un instantané, il sera une image nette mais que l'on n'investira jamais, qui sera toujours autre. Deuxième cas de figure : le paysage du quotidien, de notre quotidien. Il ne nous éblouit plus, on n'a pas besoin de le regarder puisqu'il nous est nôtre, il est en nous, et c'est parce qu'on ne le regarde pas qu'on l'investit et qu'on pourra voir, très vite et instinctivement, ce qui change en lui quand changement il y a - par là même il ne peut être image car on le vit avec toutes les variations (dont on sait qu'elles seront infinies) que le temps lui fait éprouver.
Il en va ainsi de cette grand-rue Saint-Michel, de cette avenue de l'URSS où j'ai vécu les vingt premières années de ma vie et tout près de laquelle je vis aujourd'hui, ce quartier que j'ai voulu connaître à nouveau et que littéralement je ne reconnais plus, il est parfaitement inutile de vouloir retrouver son passé, même quand on veut l'améliorer, ou s'en venger, ou le caresser. Quelles sont mes intentions envers lui ? Je l'ignore mais Big Boss n'est plus et ce quartier n'était mien que quand le temps m'y conviait - m'étant extrait de cette époque je ne peux plus réintégrer ce lieu.
L'avenue de l'URSS n'est plus l'avenue de l'URSS et je crains que les lumières vespérales qui ont dessiné mon champ rabastinois durant quelques mois ne l'aient effacé, aujourd'hui et à jamais.

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